Série La légende de Galahn Hy
Une nouvelle de Sandrine WALBEYSS
Dire que tout avait commencé si simplement.
Iolunh jeta un œil discret aux spectateurs qui entouraient le gouverneur. Ils avaient depuis longtemps cessé de prêter attention au jeu. À leur crédit, il fallait reconnaître que la partie durait depuis déjà trois jours, et aucun observateur extérieur ne pouvait sentir l’intensité du jeu.
Il changea de position sur les coussins, et reprit un verre de Juskici. Il avait découvert ce breuvage typiquement kahtrohnien à son arrivée au palais. La plante utilisée existait aussi sur Iraporr, mais elle était principalement utilisée en poudre, pour aromatiser les desserts. La fermentation prolongée dans la roche creuse des falaises du Tythan lui donnait sans conteste un goût délicieux. Il commençait d’ailleurs à sentir les effets de l’alcool. À moins que la fatigue qu’il ressentait ne soit due qu’aux longues heures passées autour du jeu.
Iolunh observa Arlhyn. Le gouverneur de Throniss lui faisait face. Concentré sur son jeu, il semblait avoir oublié tout le reste. Le Bakou observa une nouvelle fois le plateau qui les séparait. Son sort dépendait du bon vouloir d’un gouverneur, et des prédictions de son jeu. Fallait-il qu’il eût confiance en sa création pour avoir accepté ce challenge. Iolunh savait être protégé par son statut de marcheur de l’Univers. Les maîtres des étoiles, ainsi qu’ils étaient appelés par les autres Galatéens, étaient les seuls à pouvoir passer d’une planète à l’autre sans assistance. Une aptitude rare et recherchée, qui faisait d’eux les ambassadeurs des rois et les bohémiens de la galaxie. Un statut qui empêcherait peut-être Arlhyn de le maltraiter s’il faillissait à son devoir de lui assurer une issue heureuse à la prochaine confrontation.
Il regarda ses cartes. Soupirant discrètement, il recompta encore une fois les possibilités qui lui restaient. Deux tours. C’est tout ce qu’il pourrait gagner. Après cela, il n’aurait plus d’échappatoire. Il savait depuis des heures ce que le jeu avait décidé. Tout ce qu’il faisait depuis que cette carte était apparue ne servait qu’à retarder l’échéance. Pendant quelques tours, il avait espéré s’être trompé, avoir mal estimé la combinaison qui se profilait. Mais le sort était fermement décidé. Chaque geste avait confirmé la sentence.
Le Mirtapi venait d’arriver sur Kahtrohn. Le jeu qu’il avait créé avec trois amis seulement quelques vies plus tôt avait dépassé ses créateurs pour s’imposer dans chaque pays où il était passé. Il avait conquis la moitié de la galaxie, et Iolunh pressentait que ce n’était que le début. Chaque partie nourrissait le jeu, dévoilait un peu plus ses capacités, mettait à l’épreuve son fonctionnement. Il avait conquis les cours d’école comme les antichambres du pouvoir, les démocraties comme les autocraties. Chacun avait sa lecture du jeu et sa place. Iolunh sourit en repensant à ses amis. Cette création commune portait en germe chacun d’entre eux. La fantaisie d’Arlunh, la simplicité de Nirlunh, la profondeur de Ralunh, et sa propre humanité. Il changea de place une nouvelle fois, étirant les muscles de ses jambes endoloris par cette posture assise prolongée.
La seule chose que le Mirtapi ne pouvait pas faire était d’agir à votre place. C’est pourtant ce qu’il aurait aimé en cet instant. Comment annoncer à un gouverneur que la bataille décisive qu’il doit livrer pour délivrer son territoire envahi par un voisin peu regardant est vouée à l’échec ?
Sentant le regard d’Arlhyn sur lui, Iolunh revint au jeu. Observant le plateau, il plissa les paupières. Quelque chose avait changé. Il sentait la nouvelle pulsation du jeu. Un espoir. Une lueur. Il repassa tous les chemins, toutes les cartes, se remémorant les emplacements précédents. Là. Le nœud était là. Il leva un regard interrogateur sur Arlhyn. Le gouverneur esquissait un sourire, ravi de son effet. Depuis le début de la partie, il avait beaucoup observé le Bakou. Avoir Iolunh, le maître du jeu, comme adversaire était une chance. Il avait noté chaque geste, chaque choix, chaque décision. Chaque hésitation aussi. Il avait senti l’atmosphère s’alourdir. L’issue ne s’annonçait pas favorable. Et pourtant Arlhyn devait récupérer cette province. Il le devait à ses concitoyens, qui l’avaient soutenu dans les réformes qu’il avait faites pour moderniser la région. Et il avait besoin des minerais contenus dans les montagnes Surites. Développer les nouvelles technologies était facile. Son peuple était éduqué, entreprises et industries s’étaient volontiers installées dans son petit royaume en paix depuis des décennies. Mais il ne voulait dépendre de personne. Travailler avec les ressources locales. Ne pas être dépendant du pétrole de ses voisins pour des livraisons depuis l’autre bout de la planète.
Arlhyn revint au jeu. Son dernier mouvement était osé. Il avait abandonné un poste qu’il tenait depuis des heures pour reculer. Garder l’avantage du mouvement. Ne pas s’obstiner dans une voie sans issue. À voir la tête de Iolunh, il avait bien fait. Il soupira de soulagement. Excellent élève dans tous les domaines, il appréhendait de se découvrir moins efficace un jour ou l’autre. Observateur et persévérant, il avait fait de son mieux et le résultat semblait lui donner raison. La voix de Iolunh brisa le silence qui s’était installé dans la pièce depuis le début de la partie.
— Vous avez votre réponse.
— Est-ce que cela veut dire que la partie est terminée ?
— Non. Une partie de Mirtapi n’est jamais terminée. Mais vous pouvez décider d’y mettre fin quand vous le souhaitez, tout comme vous pouvez la reprendre à votre guise.
— Comment savoir qu’il est temps d’arrêter ?
— Lorsque vous avez la réponse à la question que vous n’avez pas posée.
Arlhyn pesa les mots de Iolunh. Lorsque la partie avait débuté, il voulait savoir s’il allait gagner la confrontation. À cet instant, peu lui importait. Il savait qu’il devait faire retraite pour ne pas se mettre en danger et agir d’une manière différente. Iolunh avait raison. Il avait la réponse à la question qu’il n’avait pas posée.