Ça fait bien longtemps que Jean n’a pas sorti sa boîte à outils. Ce n’est pas qu’il manque d’occasion de s’en servir, bien au contraire. Il lui semble parfois que chaque petit tracas donne envie aux autres de se mettre de la partie. Une porte qui grince, le lavabo qui goutte, la gouttière à refixer depuis que le gros matou du voisin a décidé de l’utiliser comme piste d’atterrissage en descendant du noyer…
Mais Jean n’a plus de goût à rien. Cela fait bientôt cinquante ans qu’il vit dans cette maison. Ses parents l’ont construite eux-mêmes au début des années 60. Il connaît l’histoire par cœur. Un bout de terrain acheté comme un rêve. Une graine plantée dans les prés de Normandie, à l’ombre des pommiers, comme pour oublier la grisaille de Paris et l’accueil difficile. Et la cabane qui a bercé ses premières vacances, pendant la construction.
Il avait dix ans, et pour lui à cette époque, prendre la route de Rouen à chaque fin de semaine c’était la promesse des vacances avant l’heure. Le changement avec le petit appartement de la rue des Minimes était complet. D’un espace exigu avec vu sur les tours avoisinantes et le béton, il passait à un champ plein de promesses et de fleurs, où il voyait ses parents rire, loin de la grisaille de l’usine et des tracas quotidiens.
La construction avait duré quinze ans. Quinze années durant lesquelles la cabane s’était étoffée pour accueillir le confort qui était promis à la maison. La cabane de jardin des premières années avait ainsi connu une extension pour abriter une salle de bains et une deuxième chambre, puis une autre pour un salon et la dernière pour sa pièce préférée. Faite de bric à brac, sa façade de verre de récupération brillait sous le moindre rayon de soleil, scintillant de mille feux colorés, comme ceinturée par un vitrail. Cette véranda, loin des standards commerciaux, était son rêve devenu réalité. C’est lui qui l’avait construite de ses mains, récupérant tous les morceaux de verre et de miroir qu’il pouvait trouver. Il avait utilisé du verre de couleur, du verre soufflé, du verre cassé, et il avait construit ses vitraux comme ses rêves, avec application. Il n’était pas pressé, et tant qu’une pièce n’était pas telle qu’il l’avait imaginée, il la laissait de côté, attendant sans impatience qu’un nouveau morceau vienne prendre la place qui l’attendait.
Aujourd’hui bien sûr la cabane a vieilli, et la maison est terminée depuis longtemps. Mais Jean n’a jamais pu se résoudre à détruire la cabane. Trop de souvenirs, trop de lui-même dans ses quelques murs et son confort démodé. Il l’a entretenue, année après année.
Rose se moquait de sa « deuxième maison ». Sa femme. La première fois qu’il l’avait vue, il avait dix ans, et elle douze. Elle le regardait d’un air malicieux derrière la vitrine de ses parents qui tenaient la quincaillerie du village. Il n’accompagnait pas souvent ses parents au village, préférant profiter de ses moments de calme à la cabane, sans bruit de bétonneuse, de marteaux ou de scie. Mais après avoir aperçu Rose, il ne laissa passer aucune occasion d’aller en ville, s’offrant même à faire seul les menues courses qu’il pouvait réaliser avec son vélo.
Ravis de ce nouvel enthousiasme pour les travaux, ses parents en profitèrent et Jean eut bientôt de nombreuses occasions de voir Rose. Elle était déjà en quatrième alors qu’il venait d’entrer en sixième, mais ses origines de parisien lui valaient une aura d’inconnu et de grande ville dont il savait profiter. Il n’avait jamais été timide. Pas aussi extraverti que son copain Félix, le fils du coiffeur, commerçant dans l’âme, gouailleur, apte à héler les passants et à lancer des blagues à la cantonade, mais pas mal à l’aise dans ses souliers non plus. Il savait rire avec les autres mais aussi leur tenir tête quand c’était nécessaire. Jean avait des convictions, ancrées avec une fierté républicaine dans sa caboche de fils d’immigré. Ses parents étaient venus de Pologne, après les deux guerres, et pour eux l’intégration n’était pas un vain mot. Il avait appris le français à l’école, avec ses camarades, et il lui était interdit de parler polonais à la maison. C’est lui qui avait la charge d’apprendre à ses parents cette langue qu’ils découvraient. Ah il en avait entendu des polack et autres mots d’accueil, mais il savait, lui, combien s’acclimater dans un nouveau pays demande d’effort et de courage. Il se repassait le film en boucle, lorsque les moqueries commençaient à lui faire mal. Les valises à préparer, si petites pour emmener toute une vie. Le choix des objets qui suivraient, les moins encombrants, les plus utiles ; il y a si peu de place pour le superflu dans une valise d’immigré… Dire au revoir à tout ce qu’on connaît, ses habitudes, ses amis, sa famille… On ne se rend compte de ce qu’on a qu’au moment de le quitter. La petite maison au milieu des champs, les merles perchés dans le verger, l’église du village juste en haut de la colline. Et la neige… Cette étendue lactée, immaculée au matin du premier jour d’hiver. C’est cela qui lui a le plus manqué à Paris. Ici il neige si peu, et on a l’impression que la neige devient grise avant d’avoir touché le sol tellement l’univers est minéral, fait de pierre, de béton et de bitume.
Un bruit de pas tire Jean de sa rêverie. Il secoue les épaules, essayant vainement de faire tomber la solitude qui lui tient compagnie depuis la mort de Rose. Deux ans déjà. Il n’avait jamais pensé qu’elle partirait avant lui. Elle était tellement forte, si pleine de vie et d’énergie. Elle savait trouver une bonne raison de lui faire sortir sa boîte à outils. Une étagère à fixer, une planche à clouer, un coup de peinture sur le portail en fer forgé… Tiens, il en aurait bien besoin d’ailleurs.
Mais Jean n’a plus envie. En perdant celle qui a partagé sa vie si longtemps, son entrain l’a déserté. Ils n’avaient pas eu d’enfants tous les deux. La faute à personne ou à pas de chance. La vie en avait décidé autrement.
Les pas continuent. Jean s’interroge. Sa maison est située un peu à l’écart du village, et il est rare que quelqu’un passe à pied. Il a si peu de visites. En bons termes avec ses voisins, ils se voient de temps en temps, mais ils vieillissent aussi et ils viennent souvent en voiture. Un rire d’enfant surprend Jean, interrompu par une voix courroucée. Jean s’approche de la haie.
Il découvre alors un enfant de cinq ou six ans, les joues barbouillées de prunes, les yeux noirs embués de larmes. Cherchant à savoir ce qui se passe, Jean découvre un homme, jeune, juste derrière l’enfant, puis une femme, quelques pas an arrière, à côté d’une grosse valise. Ils sont tous les trois couverts de poussière, de cette poussière foncée des prés de la région, asséchée par la canicule. L’homme s’excuse, dit qu’il est désolé que l’enfant ait mangé les prunes, qu’il peut travailler pour les payer… Plus Jean se tait et plus l’étranger semble soucieux de rembourser les fruits… L’enfant reste muet, les yeux humides et écarquillés, effrayé à l’idée d’avoir causé des problèmes à toute la famille. Depuis leur arrivée en Europe, il a fait de son mieux pour ne pas se faire remarquer, pour obéir. Mais là, aujourd’hui, dans ce chemin plein de soleil et de fruits, sa nature d’enfant a repris le dessus. Il a couru sur le chemin, passant d’un caillou à une branche, chantant avec les oiseaux. Et ces quelques prunes, juste à sa portée, dorées par le soleil, c’était sa récompense, une petite douceur dans ce voyage sans fin.
C’est lorsqu’il voit couler une larme sur la joue de l’enfant que Jean prend conscience de la situation. Il se revoit, au même âge ou presque, suivant ses parents sur les chemins de Pologne, une valise à la main et son cœur dans l’autre, si lourd de peurs et de chagrin, incapable de comprendre pourquoi il faut partir, tout comme il a été incapable de comprendre pourquoi aucun pays ne voulait d’eux, ni celui qu’ils avaient quitté, ni celui qu’ils venaient chercher.
Il lève une main pour arrêter le père. Il cueille quelques prunes qu’il tend à l’enfant. Celui-ci hésite, guettant une approbation. Lorsqu’il voit un sourire remplacer l’air soucieux de Joseph qu’il connait si bien, Ismaël s’approche de Jean pour prendre les prunes et le remercie. Le sourire de l’enfant ouvre une porte dans la grisaille de Jean.
Jean invite la famille à entrer chez lui pour se reposer un moment. Tandis qu’il prépare du thé, heureux que ce ne soit pas une denrée périssable, il sent un peu d’énergie lui revenir. Se rappelant des leçons de Rose sur la manière de recevoir des invités, il trouve quelques biscuits secs et des framboises du jardin pour accompagner le thé.
En apportant le plateau, il observe cette famille, unie mais fatiguée, et se demande où les mènent leur chemin. Lorsqu’elle l’aperçoit, la jeune femme vient lui prendre le plateau des mains. Sentant une gêne chez ses invités, Jean commence à raconter son histoire, oh pas la version longue avec tous les détails, mais quelques anecdotes pour briser la glace et les amener à parler. Il apprend alors que ce ne sont pas une famille avec un enfant, mais trois frères et sœurs qui ont fui leur pays et la guerre, sans autre but que de trouver un endroit sûr où ils pourraient travailler pour qu’Ismaël fasse des études. Il apprend aussi leurs noms. L’aîné, Joseph, est menuisier et habile de ses mains, Ismaël est le plus jeune, et la jeune femme, couturière, s’appelle Rose.
Lorsque Jean entend ce nom, il sait qu’il vient de trouver une famille. Il lève les yeux vers le portrait de « sa » Rose et lui sourit tendrement. Même de là-haut, elle prend soin de lui. Il sent une gratitude infinie l’envahir et sait que sa boîte à outils va de nouveau servir lorsque trois sourires radieux accueillent sa proposition que Rose, Joseph et Ismaël s’installent ici, dans cette grande maison dont il n’a plus l’utilité, pendant que lui va vivre dans sa cabane, juste à côté.