Mauvaise journée
La journée avait mal commencé.
Nicolas était parti de chez lui avec quelques minutes de retard, pas plus de cinq, mais ça lui avait suffi pour se retrouver coincé dans le flux de voitures du matin. Il avait horreur de ça. L’odeur des gaz d’échappement, les automobilistes pressés, les rues encombrées. Sur la place des halles, il chercha un point d’ancrage pour l’antivol de son vélo. Il avait appris à ses dépens qu’on ne laisse pas un deux roues n’importe où et n’importe comment.
Une fois l’engin fermement attaché à la grille, il mit son casque dans son sac à dos et se hâta vers la boutique. Il détestait arriver le dernier. S’il avait de la chance, Suzie aurait loupé son bus. Il sourit en pensant à elle. La mamie du groupe. Cinquante-cinq ans, veuve, trois enfants et cinq petits-enfants. Elle avait toujours une histoire à raconter, mais pas le permis de conduire. Elle dépendait donc des horaires des bus municipaux, parfois plus hasardeux qu’un billet de tombola.
Lorsqu’il poussa la porte de l’accès personnel, Nicolas soupira. Loupé. Il entendait d’ici le rire de Suzie. Il remonta la bretelle du sac à dos sur son épaule, et se prépara à l’assaut. Le vestiaire était séparé en deux, comme l’imposait la législation, mais les parois ne montaient pas jusqu’au plafond, et rien ne restait secret très longtemps. Il mit la main sur la poignée côté hommes, et se figea.
« Puisque je te dis que je l’ai vu.
— Ce n’est pas possible. Il nous l’aurait dit.
— Ce que tu peux être naïve ma pauv’ Lucie, tu crois que les gens disent toujours ce qu’ils pensent ? » Nicolas entra. La porte grinça comme tous les jours, et un flot de paroles l’accueillit.
« Nico ? C’est toi ? Il était temps ! Lambert arrive dans dix minutes, je serai toi je traînerai pas !
— Bonjour les filles. » Le rire qui accompagna sa réponse ne lui laissa aucun espoir. « T’as encore fait la fête hier soir ou tu t’es levé du mauvais pied ce matin ? » Suzie savait repérer la moindre variation de moral à des kilomètres.
« Le mauvais pied.
— On va faire passer ça, hein, Lucie ? Allez on y va, prends ton temps, je vais ouvrir, le lundi y’a jamais foule à 7h30. »
La bonne humeur de Suzie avait réconforté Nicolas. Lorsqu’il passa à son tour côté magasin, il avait l’impression que le soleil s’était levé. Mais la suite de la journée avait mis à mal ce soulagement. Le pire avait eu lieu peu avant le déjeuner. Dans leur boulangerie sandwicherie, la fin de matinée était toujours chargée. Nicolas et Suzie s’occupaient des clients tandis que Lucie tenait la caisse. Pas le temps de traîner, bonjour monsieur, bonjour madame, que puis-je vous servir ? Et avec ceci ? Ma collègue va vous encaisser, je vous remercie et au suivant.
Nicolas attrapait une part de pizza aux quatre fromages lorsqu’un mouvement dans le coin de son champ de vision lui avait fait lever la tête. « Putain, non, c’est pas vrai ?! Qu’est-ce qu’il fout ce mec ? Son clébard est en train de pisser sur mon vélo ! Il ne veut pas que je l’aide ? Merde alors !
— Excusez-moi, monsieur, elle vient ma part de pizza ? » L’air pincé de la cliente ramena Nicolas à l’intérieur de la boutique. Secouant la tête, il continuait de marmonner. « Madame, s’il vous plaît ? » Suzie s’approcha, récupéra la pizza, et donna un coup de coude discret à Nicolas en passant. Elle chuchota « Lambert est derrière, ce n’est pas le moment, reprends-toi » avant de retrouver une voix normale « Et avec ceci madame ? Certainement. Tiens Lucie, tu offriras un café à madame, s’il te plait. Avec toutes nos excuses. »
Nicolas ne pouvait s’empêcher de jeter des coups d’œil vers la vitrine. L’objet du délit le narguait. Il lui semblait qu’un néon rouge clignotait au-dessus de sa tête, indiquant à tous journée pourrie, journée pourrie, journée pourrie. La voix de son patron le ramena à la réalité. « Bonjour madame, que puis-je pour vous ?
— Deux pains au chocolat s’il vous plaît, et une baguette. » Le sourire qui accompagnait la demande le rasséréna un peu. « Et avec ceci ?
— Ce sera tout, merci. » Elle hésita un instant, puis ajouta « Il y a des maîtres qu’on devrait enfermer ». Un rire étouffé lui apprit que Suzie avait entendu la remarque. Malgré lui, un sourire apparut sur son visage. Elle avait raison.
————————-
Bravo Sandrine !
Ton écriture est spontanée à la fois pénétrante et décoiffante, somme toute belle car naturelle… Je découvre ton univers fort magique et toutefois humain… Tu dis tout haut avec hauteur ce que les gens pensent tout bas avec bassesse… Encore BRAVO !
Merci Christian ! Quel plaisir de commencer l’année avec un si joli commentaire !