Plan quinquennal
Nicolas était en train d’enfiler sa veste dans le vestiaire quand on frappa à la porte.
« Oui ? » Lucie passa la tête. « Nico, tu viens ? M. Lambert a un truc à nous dire.
— Ça peut pas attendre demain ? ça m’arrange pas ce soir.
— Non. Les boulangers sont venus exprès.
— Il aurait quand même pu prévenir.
— Il dit qu’il a mis une annonce sur le panneau du personnel. » Merde. S’il le disait, il l’avait sans doute fait, mais Nicolas n’y avait pas jeté un œil depuis des semaines. À sa décharge, le règlement intérieur datait de Mathusalem et les numéros d’urgence avaient encore huit chiffres. « Il n’y a pas moyen d’y couper ?
— J’ai bien peur que non. Tu viens ?
— J’arrive. »
Quand Nicolas entra dans la boutique, tout le monde était là. Jean et Régis, les boulangers, Suzie, Adeline, la femme de ménage, Lucie bien sûr, et un type en costume qu’il n’avait jamais vu. Ça n’augurait rien de bon.
« Bonjour à tous. Je tiens tout d’abord à vous remercier d’être présents. » Comme si on avait le choix. « Je vous ai réunis ici ce soir pour vous annoncer une bonne nouvelle. » Une augmentation ? Ou alors des jours de congés supplémentaires ? « Comme vous le savez sans doute, je dois partir en retraite au mois de mai, et j’ai trouvé un repreneur pour la boutique. » Super. Le type qu’on connaît pas c’est notre nouveau patron ? « Nous avons finalisé l’accord la semaine dernière avec M. Lacroix, le comptable de l’entreprise, qui va vous présenter le projet. » Un patron qui délègue la première rencontre à son comptable, ça promet. Finalement, on va peut-être le regretter, Lambert.
« Bonjour. Comme Bernard, pardon M. Lambert vous l’a dit, la société a été rachetée par M. De Larembreux, » ça me rappelle quelque chose ce nom, où est-ce que j’ai entendu ça ? « déjà propriétaire de quatre boutiques en centre-ville. » Je sais ! C’est le maire de Marigny-sur-Seine. « La bonne nouvelle est qu’il s’engage à garder tous les salariés. » Quand ça commence comme ça, c’est qu’une moins bonne nouvelle arrive. « En contrepartie, certains d’entre vous seront amenés à changer de magasin. » Quoi ? « M. De Larembreux a établi un plan de développement quinquennal afin de redynamiser le centre-ville, basé sur la diversité de ses activités, avec, bien entendu, l’appui des autres commerçants. » Ben voyons. « Mais cela implique aussi des efforts de la part de chacun des Mariniais. » Évidemment. « Bien, je pense que j’ai terminé. M. Lambert vous recevra tous en entretien individuel pour vous expliquer en détail les changements qui vous concernent. » Rien qu’à voir la tête de Lambert, il n’était pas au courant de ce détail. « Je vous souhaite une bonne soirée. »
« Je vous raccompagne ». Le silence qui avait régné pendant toute l’intervention vola soudain en éclats. Chacun avait son mot à dire, voulant savoir si les autres avaient compris la même chose. « Arrête de t’inquiéter Suzie, il a dit qu’il gardait tout le monde ! Et puis toi au moins, tu peux vendre autre chose, tu m’imagines dans sa boutique de lingerie ? » La remarque de Régis détendit l’atmosphère. Nous nous regardions, espérant tous que ce seraient les autres qui seraient concernés par le changement. « Tu sais ce qu’il a comme magasins le maire ? » La question de Lucie s’adressait à Suzie, mais tout le monde attendait la réponse.
« La boutique de lingerie qui est tenue par sa femme et un bar-tabac à côté du stade.
— Ça fait pas le compte. Lacroix a dit quatre boutiques.
— Il a aussi la galerie couverte, tu crois que ça compte comme un ? Parce que là-dedans, il y a au moins huit magasins.
— Tant que ça ?
— Oui, le salon de thé, l’antiquaire, la librairie… le magasin de jeux vidéos, la fleuriste… les cigarettes électroniques…
— Y’a aussi les kinés et le barbier.
— Ça nous fait une belle jambe tout ça, mais en boulangerie, à part ici, y’a pas grand-chose pour nous. Je vois pas bien où il va nous délocaliser. » Lambert revint, nettement moins joyeux qu’au début de la réunion. Il termina en nous indiquant que le planning des entretiens serait posté le lendemain sur le panneau d’affichage et nous mit dehors sans plus de détails. Nous prîmes chacun la direction de notre foyer, guère plus avancés qu’avant sur le menu qu’on allait nous servir.
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