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Le rêve de Nicolas – Ch 18

Le rêve de Nicolas, un roman de Sandrine Walbeyss

Le chapelet

Je m’appelle Julie. J’ai vingt-sept ans et je suis chauffeur de taxi. Quand on a le sens de l’orientation, des moyens financiers, peu de goût pour les études, et qu’on aime le contact avec les gens, c’est une bonne solution.

Je peux dire sans me vanter que Dieu est montée dans mon taxi. Je m’en souviens très bien. C’était un vendredi soir, à une heure de pointe sur le périphérique parisien, à cause des départs en vacances pour Noël. La route était dégagée, car il ne faisait pas très froid, et surtout, elle était sèche.

J’avais pris un voyageur gare de Lyon. Un ecclésiastique d’après son costume. Un monsieur très propre sur lui, souliers cirés, soutane irréprochable sous un manteau noir, une sacoche à la main. Il n’avait pas dit un mot, excepté pour m’indiquer qu’il allait à Roissy. Il égrenait son chapelet comme ma grand-mère ses cosses de petits pois. La même dextérité livrait à l’observateur averti l’habitude du geste. La concentration du mouvement qui libère l’esprit des pensées sans fin du monde extérieur pour se focaliser sur le moment présent.

Je regardais donc la route, écoutant d’une oreille distraite les dernières nouvelles en sourdine à la radio, ne cherchant pas à bavarder avec mon client que cela n’intéressait visiblement pas. Alors que nous avancions au pas, dans le flux des voitures de vacanciers pressés, une femme apparut soudainement à côté de moi, à la place du passager. Je sursautai en la voyant et me retournai. Mon client continuait à dire ses prières comme si rien n’avait changé.

« Vous êtes un fantôme ?

— Moi ? Oh non. »

L’idée semblait la réjouir.

« Vous avez l’habitude d’en croiser ?

— Des fantômes ? Non, c’est la première fois. Enfin non, même pas, puisque vous n’en êtes pas un. Qui êtes-vous ? Que faites-vous là ?

— Je suis Dieu. »

Je la regardai, interloquée.

« Sans déc’ ?! Vous vous installez confortablement dans mon taxi, vous m’annoncez que vous êtes Dieu et vous pensez que je vais vous croire ? Vous n’êtes même pas tout à fait là. »

Pour tester, j’ai passé la main sur le siège d’à côté. Je n’ai pas senti une personne à proprement parler, mais il n’y avait pas rien non plus. C’était comme une sorte de présence, palpable et visible, mais qui manquait de densité.

« Je ne suis pas seulement là serait une définition plus exacte.

— Admettons que je Vous croie. Que faites-Vous là ? J’imagine que Vous avez des choses plus importantes à faire, avec tout ce qui se passe dans le monde.

— Non, pas vraiment. »

Elle sourit.

« Je m’efforce de répondre aux sollicitations que je reçois.

— Ah parce que maintenant, c’est moi qui suis censée Vous avoir appelée ? Et comment aurai-je fait d’après Vous puisque je ne sais pas qui Vous êtes ? »

Je jetai un nouveau coup d’œil à mon client. Absorbé dans son chapelet, il semblait sourd et aveugle à ce qui se passait à l’avant de la voiture.

« J’ai pris un peu de retard dans le traitement des requêtes, mais je vous assure que vous avez fait une demande, il y a environ un mois, concernant, je cite, “une put… d’injustice que Dieu ne devrait pas tolérer”. Elle émane bien de vous, n’est-ce pas ? »

Stupéfaite, je La fixai sans dire un mot. Je me souvenais parfaitement de ce jour. Je venais d’apprendre le cancer de ma mère, en phase terminale. Les médecins ne lui donnaient que quelques semaines à vivre. Pour moi, ça avait été un coup de massue. Je n’avais rien vu venir. J’allais régulièrement chez mes parents, et rien n’avait changé. Ma mère était toujours aussi pimpante, gaie et attentive aux autres. Elle faisait partie d’une ribambelle d’associations caritatives et passait son temps à rendre service. Alors la nouvelle de cette maladie, ce n’était pas juste.

« Qu’est-ce qui serait juste, selon vous ? »

Ça, c’était nouveau ! Non seulement Dieu gérait son courrier comme RTL les demandes des auditeurs pour les Grosses Têtes et maintenant, c’était aussi à moi de décider ce qu’Elle devait en faire ?

« Qu’elle ne meure pas. »

Elle me regarda doucement, en secouant la tête.

« Vous savez que ce n’est pas possible. Tout le monde meurt un jour.

— Un autre jour alors.

— Hmm. Lequel vous conviendrait ? »

Sa question m’étonna une nouvelle fois. Décidément, Dieu était une femme pleine de surprises. En admettant que ce ne soit pas un piège, quel jour me conviendrait pour la mort de ma mère ?

À l’instant où cette pensée me traversait l’esprit, la réponse s’imposa.

AUCUN.

Je ne serai jamais prête à perdre ma mère et ce serait toujours une étape difficile. L’apprentissage de l’autonomie forcée. La fin d’une enfance prolongée où elle me consolait.

Je regardai de nouveau la femme assise à mes côtés. À présent, je voyais bien qu’Elle était Dieu. Un Dieu très différent de l’idée que je m’en faisais. Un Dieu sans réponse, mais avec des questions pertinentes qui nous font avancer par nous-mêmes.

Finalement, c’était bien, une femme Dieu. Un peu comme une mère qui veillerait sur nous, inlassablement et indéfiniment.

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