Retraite anticipée
« Suzie ? Ça va ? » Nicolas ne savait pas trop comment aborder le problème. Suzie n’était pas dans son état normal. Elle était arrivée au dernier moment, grincheuse. Ni lui, ni Lucie n’avaient réussi à en tirer quoi que ce soit avant de commencer, ni à la pause de midi. Il était presque quinze heures, et Nicolas profitait d’un moment dans la salle de repos pour tenter d’en savoir plus.
« Ça va, ça va. » Il hésita un instant. Avait-il raison d’insister si elle refusait d’évoquer ce qui l’embêtait ? Oui, sans aucun doute. Suzie ne s’en privait pas quand c’était le contraire, et même si c’était parfois difficile à sortir, ça allait toujours mieux après.
« Écoute je vois bien qu’il y a quelque chose qui te tracasse. Tu veux m’en parler ?
— Tu comprendrais pas.
— C’est les enfants ?
— Oui, noooonooonon. » Les sanglots prirent Nicolas de court. Il s’approcha d’elle, la boîte de Kleenex à la main et la prit dans ses bras. « Chhh, là. » Oups. Il avait réussi à mettre dans le mil avec une seule question ? Il devrait peut-être acheter un billet de loto en sortant. Les sanglots s’étaient calmés. Il la regarda. « Suzie ? Il y a un problème avec les enfants ?
— Oh, non. Eux ils vont bien.
— C’est toi qui as un problème ?
— Ouiiii. » Elle renifla. « Prend un mouchoir mamie, on dirait un môme de quatre ans.
— Ben là j’aimerais mieux être un môme de quatre ans.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ? C’est le boulot ?
— Presque.
— Tu m’aides pas beaucoup là. C’est pas les enfants, c’est presque le boulot… Tu veux pas cracher le morceau ? » Suzie regardait Nicolas. Il était si jeune, il avait toute la vie devant lui. Que pourrait-il comprendre à son problème ?
« C’est la retraite. » Oh flûte. « Ils t’ont rajouté des trimestres ?
— Exactement. » Elle n’en revenait pas qu’il ait deviné ça.
« Oh, ma pauvre, je comprends. Mon voisin a eu le même problème. Deux ans avant la retraite, pan, désolé monsieur, il va falloir travailler quatre trimestres de plus. Vous comprenez, le mode de calcul a changé, et comme vous avez fait des études, vous êtes entré plus tard dans la vie active. C’est dégueulasse. » Ah non, finalement il n’avait rien compris.
« Oui, mais non, moi c’est pas pareil. » Cette fois il était perdu. Complètement et définitivement. Bon elle était partie, autant aller jusqu’au bout. « Ils veulent me mettre à la retraite l’année prochaine.
— Ben c’est bien non ?
— Non ! » Ah. Il avait dû louper un truc. « Tu veux pas être en retraite l’an prochain ?
— Non ! La retraite c’est pour les vieux. À mon âge, c’est pas normal la retraite. Soi-disant j’ai des trimestres en plus avec les enfants, avec le fait que mon mari soit mort pour la France, et que j’ai commencé à travailler à seize ans. Mais moi je m’en fous. Je veux travailler. Je vais pas rester chez moi à faire du tricot comme les mémés du quartier. Et en plus je sais pas jouer au bridge.
— Tu leur apprendras la belote. » Elle sourit. Ouf. « T’es bizarre quand même, tout le monde veut arrêter de travailler, et toi tu veux pas partir.
— J’vous aime bien. Et puis je me sens vivante. J’en ai vu des tas de retraités qui s’arrêtent du jour au lendemain, et tu n’existes plus. Tu n’es plus personne. À peine le père de, ou le grand-père de, parfois l’ancien collègue de. À partir d’un certain âge, tu reçois plus de faire-part de décès que de factures, mais j’en suis pas là, et j’suis pas pressée d’y arriver. »
Nicolas observait sa collègue. Il se demandait où il en serait à son âge. Aurait-il enfin trouvé une âme sœur ? Aurait-il des enfants ? Travaillerait-il toujours ici ? Serait-il encore vivant ? Il frissonna. Se projeter trente ans plus tard était effrayant. Un saut dans l’inconnu. Il avait déjà du mal à imaginer l’été, peut-être ne fallait-il pas tenter le diable et se contenter de profiter de ce qu’il avait. Comme disait Mathias, les emmerdes d’hier sont passées, gère celles d’aujourd’hui, celles de demain seront là bien assez vite.
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