Une histoire de Sandrine WALBEYSS.
Noël a quatre ans. Enfin presque. Il les aura en janvier, et comme on est déjà en décembre, c’est comme si c’était fait. Surtout que ses trois ans sont loin maintenant. Noël est grand, puisqu’il va à l’école. Il fanfaronne un peu lorsqu’il passe devant la crèche, fier, avec son petit sac et son blouson bleu. Mais à l’intérieur, ce dont il se souvient, c’est des bons souvenirs. Des jeux avec les copains, des câlins quand il était fatigué, des moments de rire et d’histoires, des apprentissages aussi.
Parce que l’école c’est bien aussi, mais la maîtresse n’a pas de temps pour faire autant de câlins, elle est là pour apprendre. Alors Noël apprend. Car Noël est un petit garçon sage. Il n’est pas le premier de la classe, mais il travaille. Surtout depuis quelques semaines. Car il sent bien que quelque chose ne va pas.
Pas à l’école, non, là tout va bien. Il discute déjà des jouets de sa liste de Noël avec les copains dans la cour. Enfin quand je dis que tout va bien, presque bien. Car Noël a entendu ses parents parler, et il sait que la période est difficile. Alors Noël fait des listes avec les copains, mais il sait déjà que le père Noël ne lui amènera pas tout ce qu’il veut. Il a l’habitude Noël, de regarder dans les catalogues ou les vitrines tout ce qu’il ne peut pas acheter.
D’ailleurs c’est devenu un jeu. Entre lui et Madame Paulette. Madame Paulette c’est la dame du café au coin de la rue. Celle qui garde Noël quand ses parents travaillent. Elle sent bon Madame Paulette, et puis chez elle, Noël peut s’asseoir sur un tabouret, au bar. « Ils sont drôlement hauts ! Et puis les adultes discutent, boivent du café et d’autres choses, mais chut, il ne faut pas le dire ». En plus Madame Paulette joue à « ce qui est trop cher et qui ne m’intéresse pas dans ce catalogue »… et ça, c’est du bonheur à volonté…
« Vous avez déjà essayé ? Quand on regarde ce dont on a envie ou ce dont on a besoin ou ce qu’on peut acheter, il y a toujours un problème. Il y en a trop, ou pas assez, c’est trop cher, pas le moment… Alors qu’avec la méthode de Madame Paulette, on est toujours satisfait. Il y a toujours des choses trop chères, et toujours des choses qu’on n’aime pas, et ça c’est drôle ! »
Non, le problème de Noël est à la maison. Car depuis quelques semaines, les choses ont changé.
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Déjà que son papa part toute la semaine sur les chantiers, et que maman a deux travails, un le matin et un l’après midi, pour arriver à tout payer. Mais jusque là, tout allait bien. Maman riait le matin, et me faisait des tas de bisous, parce qu’elle en faisait pour deux, puisque papa n’était pas là. Et puis elle chantait. Elle a une jolie voix Mélanie, tout le monde dit qu’elle aurait pu être chanteuse. Mais elle a les pieds sur terre, alors elle sait bien que le monde du show biz, ce n’est pas pour elle. D’ailleurs elle ne regrette rien.
Mais depuis quelques jours, elle ne chante plus. Ni le matin pour réveiller Noël, ni le soir en préparant le dîner. « Pourtant elle devrait être contente, parce que papa est à la maison. En pleine semaine ! Et ça, à part pendant les vacances, ça n’arrive jamais. »
Mais il n’est pas comme d’habitude non plus. Il ne sourit pas. Alors que tout le monde le dit, Mario, c’est un homme gentil, avec le cœur sur la main, et toujours un sourire.
Mais là, rien.
Alors Noël s’inquiète. Il voit bien que ce n’est pas le moment de poser des questions, tout le monde s’agace pour rien. Ce matin maman a pleuré quand il a renversé ses céréales, alors qu’il n’avait pas fait exprès, et puis d’habitude, ça ne fait pas un tel drame…
Noël voudrait bien en parler à Madame Paulette, parce qu’elle en sait des choses, mais comme papa est à la maison, il ne va pas au café. Au début il était content de voir son papa et de passer du temps avec lui. Mais rien n’est comme d’habitude. Papa ne joue pas, il ne s’occupe pas de moi. Il compte. Tout. Il fait des additions et des soustractions, « je sais ce que c’est, parce que à l’école les grands en font aussi. Les leurs n’ont pas autant de chiffres, mais je sais les reconnaître. Et je vois bien que papa n’est pas content. Peut être qu’il aimerait avoir un bon point pour ses calculs ? »
« Parce que moi j’aime ça les bons points. Elles sont belles les images que la maîtresse nous donne. La dernière fois, j’ai eu une coccinelle, et la fois d’avant un lapin, mais comme j’en avais déjà un, je l’ai échangé avec Hugo. Hugo c’est mon meilleur ami. Mais lui il n’a pas de chance. Parce que ses parents sont riches, alors ils ont divorcé. Madame Paulette dit que ça n’a rien à voir, mais quand même, moi je vois bien que Hugo serait plus heureux s’il avait deux parents qui s’occupent de lui au lieu de tous ses cadeaux. Parce que lui, il a tout ce qu’il met sur sa liste, et des fois même plus. »
Mais cette année, on a décidé de changer les choses avec Hugo.
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« Qu’est-ce qu’on va faire ? »
Mélanie et Mario ont attendu que Noël soit endormi pour discuter. Le matin ce n’est pas possible, car Mélanie commence trop tôt au supermarché. Et le soir Noël est là. Ils ne veulent surtout pas l’inquiéter.
Ils l’aiment tant leur petit garçon. Ils voudraient le voir heureux, mais ils ont bien remarqué que depuis quelques jours il n’est plus aussi gai. Qu’il ne raconte plus sa journée d’école. Qu’il a même refusé un carré de chocolat, et ça, ça n’était jamais arrivé.
La situation est déjà compliquée, alors si en plus Noël a des problèmes, on n’a pas fini. « Dire qu’on était si heureux de lui annoncer qu’il aurait un petit frère ou une petite sœur, mais là… comment on peut avoir un autre enfant si tu n’as plus de travail ? »
« Du travail j’en retrouverai. Je suis solide, je trouverai bien quelque chose. Tu ne voudrais quand même pas que j’accepte leur proposition ? Tu me vois, partir travailler à l’étranger, et revenir une fois par mois ? Ce n’est pas pour ça que je voulais une famille. Moi ce que j’aime, c’est passer du temps avec toi, jouer avec Noël, l’emmener faire du patin sur le lac gelé, ramasser des châtaignes, courir après les pigeons dans le parc… Ce n’est pas vous dire au revoir sur un quai de gare sans avoir le temps de le voir grandir.
Ne t’inquiète pas. Tu te rappelles notre rencontre ? »
« Evidemment ! Tu étais magnifique dans ton costume. Heureusement que j’avais accepté de servir à ce mariage… J’ai été tellement surprise qu’un invité s’intéresse à moi… »
« Il faut dire que j’avais besoin d’un sourire, et le tien était tellement lumineux… Ma copine de l’époque m’avait laissé tomber deux jours avant le mariage, et c’était difficile de faire bonne figure. Tu vois, finalement il arrive toujours quelque chose de bien, même quand ça paraît mal parti ! J’ai confiance. » Mario embrassa tendrement sa femme, pour lui partager cette confiance nouvelle en l’avenir alors que tout semblait s’assombrir sur leur chemin.
Il songeât un instant à ce bonheur si précieux, son amour pour sa femme et son merveilleux petit garçon. Et cet enfant à venir, qu’il aimait déjà, et pour qui il était prêt à laisser partir cet emploi à l’autre bout de l’Europe… « Du travail j’en retrouverai, mais ma famille, je n’en ai qu’une. Et moi j’ai besoin d’eux, de les voir, de les sentir, d’être avec eux, tout simplement. »
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« Cette année, Hugo et moi, on a décidé de mettre les pieds dans le plat. Pas vraiment dans le plat, mais Madame Paulette dit ça quand elle fait quelque chose qu’elle n’est pas censé faire, alors là ça correspond bien.
Parce qu’on voudrait bien avoir un vrai Noël. Madame Paulette dit qu’il faut qu’on précise notre pensée parce que c’est un peu vague. Elle doit avoir raison. Alors on a fait chacun une vraie liste.
Hugo il voudrait bien que sa maman arrête de se fâcher après son papa. Il est déjà parti de la maison, et là on sait que c’est pour de bon, parce qu’il a même emmené sa cafetière et ses clubs de golf. Mais quand même, ils pourraient se parler gentiment. Hugo dit que si c’est comme ça il n’a pas de raisons d’apprendre les bonnes manières, pour ce que ça sert…
Ah, il faudrait aussi que son papa paie la pension. Madame Paulette dit toujours que les bons comptes font les bons amis, mais qu’il faut payer, même si on n’est pas amis. Et là pour les parents d’Hugo ils ne sont plus amis du tout. Hugo dit qu’il ne se rappelle même pas un moment où ils n’étaient pas fâchés. Si ça se trouve, ils étaient fâchés avant qu’il arrive, ou alors c’est de sa faute. Madame Paulette dit que non, et que même quand on fait une grosse bêtise, ce n’est pas une raison, mais bon, elle ne les connaît pas.
Et moi j’ai demandé une chanson de maman, celles qui la font rire, parce qu’elle est belle quand elle rit maman, et que papa la regarde. Et aussi du travail pour papa. Pas trop loin, pour que je puisse le voir plus souvent, mais quand même un peu, pour qu’il arrête de compter et qu’il joue un peu avec moi. Et puis pour aider, on pourrait vendre mes jouets ? Ceux de quand j’étais petit. Parce que maintenant je suis grand, alors s’il y a besoin d’acheter des choses pour le bébé ça va.
Moi je voudrai bien que mon petit frère il ait aussi une maman qui chante et un papa sourire, et même si c’est une sœur, pareil. Bon moi les filles je les connais pas trop, mais Margot elle est jolie, et puis elle m’a donné un bonbon. Alors les filles c’est bien aussi.
Mais là c’est bientôt Noël. Alors on a écrit nos lettres avec Hugo. Madame Paulette nous a aidé, parce qu’on voulait faire ça bien. Et maintenant il faut qu’on leur donne… et ça c’est pas si facile ! »
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Vous savez quoi ? On a passé un super Noël !
Hugo dit que c’est normal pour moi, et que c’est bien la moindre des choses quand on s’appelle Noël, mais quand même, c’était pas gagné d’avance.
Mais même pour lui, ça s’est bien passé. Il a donné ses lettres à ses parents juste avant Noël. Un jour ou personne ne faisait attention à lui. Parce que lui il a été obligé d’en avoir deux, puisque ses parents ne vivent plus ensemble. Il était chez sa mamie Jeanine. C’est elle qui fait le tampon entre son papa et sa maman. Elle est chouette sa mamie Jeanine, presque aussi bien que Madame Paulette, sauf qu’elle n’a pas de bar. Et elle a bien ri quand elle a vu la tête des parents de Hugo, qui avaient un plein coffre de cadeaux, et lui il voulait juste qu’ils fassent la paix…
Ils ont promis de faire un effort, et personne n’a crié le jour de Noël, c’était super. Et Hugo a quand même gardé les jouets, après tout, c’est bien aussi…
Moi j’ai donné ma lettre à papa et maman un dimanche matin. Je voulais qu’ils aient le temps de la lire, et qu’ils ne soient pas trop pressés. Au début j’ai eu peur, parce que maman a pleuré. Alors je me suis dit que Madame Paulette avait fait des fautes, où qu’elle n’était pas d’accord pour le petit frère et le reste…
Mais après elle m’a pris dans ses bras, et elle m’a chanté une chanson. Et une autre, et encore une autre. Et papa s’est mis à chanter aussi. Alors là, je peux vous dire qu’elle a ri maman. Parce que papa c’est le champion du bricolage, la cuisine il sait faire, le ménage aussi. Il fait même du jardinage, mais le chant, c’est pas son truc… mais alors pas du tout ! Elle dit qu’il a le rythme d’une moissonneuse batteuse, et la douceur d’une tractopelle… Mais là c’était chouette ! Tous les trois, sans rien d’autre qu’un peu de chansons et beaucoup de joie.
Et le jour de Noël, Madame Paulette est venue manger avec nous. C’était chouette. C’est bizarre de la voir sans son bar, j’ai pas l’habitude, mais elle aussi elle chante bien. Il paraît même qu’elle a fait des concerts quand elle était jeune, mais ça c’était il y a très longtemps…
Enfin en attendant, c’était mon meilleur Noël ! Maintenant, il faut que je prépare celui de l’an prochain, parce qu’avec le bébé, papa et maman vont être très occupés, alors il faut que je leur rappelle de ne pas oublier de chanter et de sourire, parce qu’ici, c’est tous les jours Noël ! »