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L’anniversaire

Sandrine Walbeyss-histoires courtes-L'anniversaire

Quand Pierre pénétra dans le bureau de son directeur le lundi matin, il était déjà sous pression. Ça faisait trois semaines qu’il tentait de mettre la main sur un exemplaire du Quidditch Cross Game Limited. Il avait promis à Jérémy, son fils de douze ans, de le lui offrir pour son anniversaire. Cette fois, il n’avait pas droit à l’erreur. La fête d’anniversaire était centrée sur le jeu, les costumes étaient prêts et les invitations lancées, il ne manquait plus que ça. Heureusement, il en avait déniché un exemplaire sur un obscur site internet en Allemagne. Soixante-douze heures de livraison, le colis arriverait mercredi au plus tard.

— Pierre ? Tu m’écoutes ?

— Pardon ?

— La formation ? Copenhague ?

Devant l’air surpris de son collaborateur, le directeur soupira et reprit.

— Il y a une modification pour la formation que tu dois suivre cette semaine. Les danois veulent que ça se passe chez eux. Tu pars demain après-midi. Sophie s’est occupée de tout.

— Demain ? Mais non, c’est pas possible… j’ai…

Le directeur leva la main.

— Je sais. Sophie m’a prévenu pour l’anniversaire de ton fils. Ne t’inquiète pas, tu seras rentré largement à temps.

Son téléphone sonna.

— Oui ? Une minute s’il vous plaît.

Il posa la main sur l’appareil et s’adressa à Pierre.

— Je te laisse voir les détails avec Sophie. À plus tard. Bonjour, monsieur Martin, excusez-moi…

Pierre sortit du bureau, assommé par la nouvelle. Copenhague ? Et son colis ? Il avait donné l’adresse du bureau et il serait absent. Arrivé devant le bureau de Sophie, il attendit pendant qu’elle répondait au téléphone. Son portable vibra. Un message. Il le consulta rapidement et se décomposa. Sa commande venait d’être annulée, une erreur de stock. Les excuses du site et une remise sur un prochain achat n’y changeaient rien. Il fixait l’appareil, incrédule.

Sophie avait raccroché. Elle dévisageait Pierre. Depuis son divorce, l’an dernier, il était détendu. Triste, mais détendu. Sauf depuis quelques semaines. Quelque chose le tracassait, elle en était certaine, mais elle ignorait quoi. Il lui avait parlé de l’anniversaire de son fils, samedi 26. Elle s’était démenée pour organiser son voyage à Copenhague avec ce paramètre. Au dernier moment, les danois avaient préféré jouer à domicile. Deux jours de formation et un briefing vendredi matin. Elle lui avait trouvé un vol direct à quinze heures. Il serait de retour à Paris deux heures plus tard. Elle avait aussi réservé une voiture de location à Charles-De-Gaulle et une nuit d’hôtel à Moulins. Il serait sur place pour l’anniversaire. Sa femme et son fils vivaient quelque part dans la campagne bourbonnaise, elle n’avait pas mémorisé le nom.

— Pierre ? Ça va ?

Il s’affala dans la chaise en face d’elle.

— C’est la catastrophe.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— J’ai promis à Jérémy de lui offrir le Quidditch Cross Game Limited. Tu sais, le truc…

— Oui, je connais. J’ai un cousin qui a un magasin de jouets dans le douzième, il a été dévalisé.

— Voilà. J’ai fait tous les magasins de Paris, et j’avais fini par en trouver un sur un site allemand.

— Super.

— Sauf qu’ils viennent d’annuler ma commande.

— Merde.

— Comme tu dis.

— Je peux appeler mon cousin. On ne sait jamais, peut-être qu’il aura un tuyau.

— Si tu veux. Au point où j’en suis…

Elle lui donna son dossier de réservation et s’éloigna avec son portable. Pierre tourna les pages distraitement. À quel moment sa vie avait-elle dérapé à ce point ? Deux ans plus tôt, il était papa, marié, avec un boulot qui lui plaisait et de bons amis. Heureux quoi. Et aujourd’hui ? Seul, déprimé ou en passe de l’être, même pas foutu de trouver le bon cadeau pour son fils. Il secoua la tête. Des bruits de pas pressés l’alertèrent.

— Pierre !

Sophie courrait dans le couloir. Elle avait réveillé son cousin dont c’était le jour de congé, mais il avait un exemplaire du jeu. Un type débordé l’avait acheté pour son fils, mais il l’avait déjà, offert par sa mère. Le gars l’avait rapporté samedi soir à l’heure de la fermeture, furax, exigeant d’être remboursé. Sophie avait plaidé la cause de Pierre, et son cousin avait accepté de lui réserver le jeu et de le mettre à disposition le jour même. Je te fais une fleur, cousine, parce que mon jour de repos, c’est sacré. Mais l’anniversaire d’un petiot, c’est important aussi. Dis à ton collègue qu’il m’appelle quand il sera devant la boutique, je lui ouvrirai.

Pierre regardait Sophie. Elle avait les joues rouges, et des mèches s’étaient échappées de son chignon. Elle souriait et il avait envie de l’embrasser. Enfin une bonne nouvelle ! Il hésita.

— Je ne sais pas comment te remercier.

Elle rougit.

— Ce n’est rien. Il y avait une chance sur mille. Tu devrais peut-être prendre un billet de loto, c’est ton jour de chance.

Le téléphone sonna et elle fit le tour de son bureau pour répondre. Elle griffonna un numéro sur un post-it et le donna à Pierre. Il le colla sur son dossier et leva la main en articulant un merci silencieux avant de s’éloigner.

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Trois jours plus tard, Pierre rangeait sa valise. Tout s’était bien passé. Venir à Copenhague l’avait dépaysé. Il y avait des années qu’il ne s’était pas retrouvé seul dans une capitale étrangère. Le jeu de Jérémy l’avait suivi partout pendant son séjour. Il n’avait pu se résoudre à le laisser à l’hôtel. Heureusement pour lui, la boîte était d’une taille assez réduite pour tenir dans sa sacoche. Ses collègues l’avaient charrié et avaient parié sur le contenu de sa besace. Il avait promis de le leur dire la semaine suivante, une fois tout danger écarté.

Il regarda par la fenêtre. Le brouillard était tombé, on n’y voyait pas à dix mètres. De nuit, il distinguait à peine quelques lueurs ici et là. Un univers très harrypotteresque. Il sourit. Une dernière réunion, le vol de retour et quelques heures de route jusqu’à Bourbon l’Archambault. Il se demanda s’il aurait le temps de prendre la nationale plutôt que l’autoroute. Les routes de campagne avaient quand même plus de charme que les kilomètres de bitume qui s’étiraient sans fin, sans ombre et sans intérêt. On frappa à la porte.

— Pierre ? Tu viens dîner ?

Il attrapa sa besace et rejoignit ses collègues. Plus que vingt-quatre heures. Tout se déroulait parfaitement.

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— Comment ça fermé ?

Pierre dévisageait la traductrice à l’aéroport de Copenhague.

— À cause du volcan monsieur. Tous les vols sont annulés. Je suis désolée. 

— Ce n’est pas possible, je dois absolument rentrer en France. C’est l’anniversaire de mon fils demain, et il faut que je sois là. Il montra sa besace. C’est moi qui ai son cadeau.

La traductrice hésita. Elle se tourna vers l’agent de l’aéroport et lui parla en danois. Pierre tendait l’oreille. Son moral avait dégringolé. Il regardait les images du volcan islandais sur l’écran mural. Pour une fois qu’il avait une excuse valable pour être en retard, il savait que ça ne suffirait pas. Clarisse serait furieuse. Comme d’habitude, elle ne se rendrait pas compte des efforts qu’il avait fournis.

Quelqu’un lui toucha l’épaule.

— Monsieur ?

— Hein ? Pardon. Vous disiez ?

La traductrice lui souriait.

— Il y a un train si vous voulez. Il part dans deux heures. Mon collègue vient de regarder, il reste des places. Il y a quatre changements, mais vous serez à Paris demain matin.

Pierre réfléchissait.

— À quelle heure ?

Elle s’adressa à l’agent en danois.

— 10h05, gare du nord.

Pierre fit le calcul. Gare du nord, le temps de sortir de la ville, rejoindre l’A6, puis l’A77, trois à quatre heures de route. Ce serait juste, mais c’était jouable.

— Pour les avions, qu’est-ce qui est prévu ?

Nouveaux conciliabules incompréhensibles. Elle se tourna vers lui.

— Rien. Pour l’instant, les vols sont annulés jusqu’à demain matin, mais pour lui ça va durer plusieurs jours.

Il acquiesça.

— D’accord pour le train. Vous pouvez me réserver un billet ?

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Dans le train, Pierre avait passé quelques heures à annuler sa nuit d’hôtel à Moulins et à tenter de modifier sa réservation de voiture pour la récupérer Gare du Nord au lieu de Roissy. Un vrai parcours du combattant. Il avait appelé les agences de location les unes après les autres, pour s’entendre dire que réserver un véhicule la veille du départ pour les vacances de la Toussaint était utopique. En tapant le dernier numéro de sa liste, il réfléchissait aux alternatives. Blablacar, train ? Quoi d’autre ? Un tapis magique lui aurait facilité les choses, mais il n’en avait pas à disposition.

— Allo ? Il y a quelqu’un ? Allo ?

— Oui, pardon, bonjour madame. J’ai besoin d’un véhicule demain matin. Auriez-vous une disponibilité ?

— Demain ? Oh là là, c’est un peu tard. Attendez, je regarde. Il l’entendait taper sur son clavier. Pour aller où ?

— À Bourbon l’Archambault, c’est en Auvergne…

— Bourbon ? Vous avez de la famille là-bas ? Moi je suis de Souvigny. Le monde est petit. Elle pianota de plus belle. Non… Non… Pfff…

— C’est pour l’anniversaire de mon fils, je vous en prie, c’est vraiment important.

— Je comprends, mais ce week-end, c’est chargé. Ça fait des semaines que tout est réservé. Oh, attendez, à quelle heure demain matin ?

— Mon train arrive à 10h.

Elle posa le téléphone. Bruno ? Tu peux venir voir une minute s’il te plaît… Le reste se perdit dans le passage du tunnel. Pierre tendait l’oreille. Il regarda son téléphone.

— Et merde, c’est bien ma veine.

— …. pas trop difficile, ça pourrait le faire.

— Quoi ? Excusez-moi, ça ne passe pas bien, vous pouvez répéter ?

— Mon collègue a un utilitaire qui revient demain matin à 8h. Si ça vous va, je vous le réserve.

— Vous êtes certaine qu’il n’est pas réservé pour le week-end ?

— Oh oui. Il a un peu de kilomètres, et le chauffage ne marche plus, alors normalement on ne le loue plus. Mais parfois, il dépanne.

— Mais il roule normalement ?

Elle rit.

— Oui, ne vous inquiétez pas, il vous emmènera jusqu’à Bourbon sans problème, vous pourrez même prendre l’autoroute.

Pierre souffla. Enfin une bonne nouvelle. Il se détendit pour le reste du trajet, et arriva même à dormir quelques heures entre deux correspondances. Lorsque le train entra en gare du Nord, il attrapa sa sacoche et sa valise et fut le premier à sortir du wagon. Quelques minutes plus tard, il prenait la route au volant de son utilitaire. Il avait mis ses gants et son bonnet. Il faisait 6 °C dehors, et pas beaucoup plus à l’intérieur. Il jeta un dernier coup d’œil à sa besace. Plus que quelques heures. Il avait programmé l’adresse dans le GPS et surveillait l’heure d’arrivée avec attention. 13h42. Pour un anniversaire qui commençait à 14h, c’était juste. Il pria pour ne pas avoir d’obstacles sur la route.

À 13h38, Pierre entrait dans Bourbon l’Archambault. Au feu, il frappa dans ses mains pour les réchauffer. Il ne les sentait plus depuis Nevers. Plus que cinq cents mètres. Il y était.

Il se gara un peu plus loin dans la rue, attrapa sa sacoche et approcha de la maison. Il se dit que Clarisse aurait pu faire un effort sur la déco. Rien n’indiquait qu’un anniversaire allait se dérouler ici. Il haussa les épaules. Peut-être avait-elle aussi eu un imprévu ? Il sonna.

Il entendit des pas dévaler le couloir. La porte s’ouvrit sur son fils.

— Salut. Il sortit le paquet du sac. Bon anniversaire !

Son fils le dévisagea, tourna les talons et claqua la porte. Pierre se figea sur le perron. Il sonna de nouveau. Cette fois, les pas étaient plus légers. Son ex-femme ouvrit la porte.

— Qu’est-ce qui lui prend ?

— Tu es en retard.

Pierre regarda sa montre. 13h45.

— Tu m’avais dit 14h.

— C’est ça. Mais samedi dernier. L’anniversaire de Jérémy, c’est le 19. Aujourd’hui, c’est TON anniversaire. Tu t’en souviens, quand même ?

Pierre dévisageait Clarisse. Non, ce n’était pas possible, c’était un cauchemar.

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Pierre se réveilla en sursaut, en sueur. Il s’assit dans le lit et regarda autour de lui. Où était-il ? Il regarda la chambre d’hôtel. Se trouvait-il toujours à Copenhague ? Quel jour était-on ? Il attrapa son portable en mode avion et le déverrouilla. 19 octobre, 6h54. Moulins, Allier. Il alluma. Sa sacoche était posée sur le bureau. Il l’ouvrit. Elle était vide à part pour quelques feuilles. Il les sortit, vidant la sacoche à la recherche du paquet pour Jérémy. Il attrapa sa valise, jetant les vêtements au sol. Rien. Il se prit la tête. Ses yeux passèrent sur les feuilles. Ses horaires de vol. Le contrat de location pour la voiture.

Son téléphone vibra. Un message de Clarisse.

Le cadeau est bien arrivé, merci. Tu seras là quand même ? Jérémy t’attend.

Pierre s’assit sur le lit et sourit, soulagé. La mémoire lui revenait. Le cousin de Sophie avait proposé d’envoyer le jeu puisque Pierre était en formation à Copenhague. Il n’y avait pas eu d’incidents, et il était rentré par avion, avant de prendre sa voiture de location (chauffée) pour venir à Moulins. Il répondit à Clarisse.

Suis à Moulins. Serait là vers 10h.

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